Accueil > archéologie:alternataire > La Sociale (2002-2012) > 33 (juin 2011) > « Vous êtes donné la peine de naître »

« Vous êtes donné la peine de naître »

jeudi 30 juin 2011


En 1778, dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais dénonçait les privilèges archaïques de la noblesse. Dans sa pièce de théâtre, Beaumarchais mettait en scène, dans la figure du comte Almavila, cette noblesse parasite, imbue d’elle-même et tellement persuadée d’incarner une race supérieure qu’elle s’imagine avoir du sang bleu dans les veines. Dans ce qui reste le plus long monologue de l’histoire du théâtre, le brave Figaro (oui oui, celui-là même qui donne son nom au journal de Dassault, le vendeur de canons), valet du comte Almavila, défiait son maître en des termes que l’on interprète aujourd’hui comme étant avant-coureurs de la Révolution de 1789 : « Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu’avezvous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus… »

Aujourd’hui qu’est ce qui a changé ?

L’aristocratie ou la noblesse, peu importe comme on la nomme, se distinguait du reste du Tiers État par ses titres : être noble, c’était être titulaire d’un statut juridique conférant des privilèges et ce, quel que soit l’état de sa fortune personnelle. Avec la Révolution française, tandis que la bourgeoisie triomphe, le vieux système des privilèges et des honneurs est aboli au profit de l’affirmation formelle de l’égalité de chacun. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen constitue alors les prémisses d’un libéralisme politique auquel doit rapidement succéder son équivalent économique. Dès le lendemain de la Révolution, les corporations de métier [1] sont supprimées, tandis que les associations ouvrières et paysannes sont proscrites.

Pour les nouveaux représentants de la « nation », il s’agit d’éliminer tout aspect contraignant, toute rigidité au sein du marché émergeant, et considérés comme contraire à la liberté du travail et du commerce. Dès lors, les « citoyens » (masculins, cela va sans dire !) supposés être des « frères » aux yeux de la nation et du droit, peuvent se livrer à une compétition de tous les instants dans l’arène du commerce et ce, bien évidemment, pour le plus grand bonheur de tous. En 1776, dans son ouvrage intitulé La Richesse des Nations, Adam Smith décrivait déjà l’idée de cette main invisible, devant mettre en adéquation offre et demande, et se traduisant sur la plan philosophique par l’idée selon laquelle la poursuite par tout un chacun de son seul intérêt individuel doit immanquablement contribuer à la richesse et au bien-être de tous...

Tous ces changements politiques et économiques vont bien évidemment opérer un changement dans la sphère des discours dominants. Sous l’Ancien Régime, tout un chacun était censé se satisfaire de la place qu’il occupait dans la hiérarchie sociale, puisque l’ordre en place devait relever de la volonté divine. Avec la Révolution française, Dieu n’est plus la source du droit et les hiérarchies sociales doivent se légitimer par un autre biais : ce sera celui du mérite individuel.

L’ascension sociale est dès lors supposée être ouverte aux citoyens les plus méritants, ceux qui auront su « innover » et redoubler de finesse, pour accroître leur fortune personnelle. Le 19 mai 1802, Napoléon Bonaparte institue l’ordre national de la Légion d’honneur censée récompenser les mérites éminents, militaires ou civils, rendus à la Nation.

Culpabiliser pour mieux exploiter

Les partisans benêts de l’illusion méritocratique, qu’ils se désignent comme des sociaux-démocrates soucieux d’atténuer les ravages de l’exploitation capitaliste ou comme des vrais petits libéraux exaltés par la puissance autorégulatrice du marché, s’accorderont toujours sur une chose : puisqu’il s’agit de décerner des mérites, le seul combat politique digne d’être mené sera celui de l’égalité des chances. Et pour ce faire, rien de tel que l’école républicaine pour objectiver des compétences et des savoirs, à travers la remise de diplômes notamment. On notera tout d’abord la marge importante qui existe entre la supposée égalité des droits, reconnue dans des déclarations d’ordre supposément universel [2] et la seule égalité des chances qui prévaut sur la ligne de départ de la grande course pour la survie. Au panthéon de la réussite, il n’y a pas de place pour tout le monde. Ensuite on s’esclaffera en constatant que cette supposée égalité n’est en fait que purement formelle de sorte que si les « citoyens naissent libres et égaux » aux yeux du droit, dans les faits, ils ne le sont déjà plus à la seconde qui suit leur première bouffée d’oxygène. Là, où le fils de riche pourra compter sur le capital familial pour se hisser plus rapidement vers les sommets, le fils de prolétaire quant à lui, ne pourra compter que sur lui-même pour remplir sa gamelle [3]. Plus largement, de nombreux travaux en sociologie, dont les plus connus sont ceux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur l’école [4], ont mis à nu les mécanismes de la reproduction sociale afin de montrer de quelle manière les inégalités entre groupes sociaux se perpétuent de génération en génération. De ce point de vue, le travail de P. Bourdieu et de J.-C. Passeron a le mérite de faire tomber le mythe de la réussite scolaire en montrant dans quelle mesure l’institution éducative s’est bâtie par et pour valoriser les aptitudes des classes bourgeoises et des classes intellectuelles supérieures, de manière à légitimer leur domination. En ce sens, l’idéologie du mérite n’est alors plus un leitmotiv mais bel et bien une arme de classe destinée à justifier un ordre social hiérarchique. Pour les dominants, invoquer l’idéologie du mérite, c’est se recouvrir de prestige. Pour les dominés, l’idéologie du mérite est à l’inverse une arme culpabilisation censée justifier l’asservissement salarial. On verse ici dans les impératifs du contrôle social dès lors qu’il s’agit d’imputer à l’exploitéE les raisons de sa propre misère.

Des dynasties d’exploiteurs

On voit à quel point les idées qui circulent aujourd’hui à qui mieux mieux ne datent pas d’hier. De la même manière que la pauvre est encore et toujours une figure méprisée, les formules indémodables selon lesquelles les grandes fortunes de ce monde auraient « mérité » leurs biens par exemple ou auraient su « prendre des risques », sont aussi tenaces qu’elles sont anciennes. Et pourtant, posons-nous la question et envisageons tour à tour les mérites individuels des grandes fortunes françaises. Quels mérites peuvent donc bien avoir des Bolloré, des Dassault, des Bouygues, des Mulliez, des Pinault ? Passons-les en revue, eux et leurs actes de bravoure ! Bernard Arnault, première fortune de France et président du groupe de luxe LVMH, fils de l’industriel Jean Savinel et dont les rejetons sont d’ores et déjà prêts à prendre la relève chez LVMH et Louis-Vuitton ; Gérard Mulliez, propriétaire du groupe Auchan, à la tête d’une richesse personnelle de 19 milliards d’euros et membre d’une dynastie d’industriels qui avait fait des filatures du Nord ses choux gras à partir de 1847. Liliane Bettencourt, héritière et actionnaire principale du groupe l’Oréal, dont la fortune personnelle est estimée à 14 milliards d’euros, que les enfants voudraient voir déjà morte pour pouvoir mettre la main sur le pactole. Et c’est sans oublier Serge Dassault, vendeur de canons classé 5e fortune française, Martin Bouygues, propriétaire de TF1, qui fait dans la téléphonie et la construction de prisons pour immigréEs ou encore Vincent Bolloré, fidèle du président, qui pille l’Afrique comme le plus abjecte des vautours. Posons-la donc cette fichue question : qu’ont-ils fait tous ces gens là pour mériter leur dû ? Qu’ont-ils fait sinon brandir les titres de propriété que leurs avaient légués leurs parents, eux qui les tenaient déjà de leurs propres parents depuis une, deux, trois générations ? Qu’ont-ils donc fait ces riches industriels et ces riches banquiers sinon sortir de ces grandes écoles construites à la mesure de leurs ambitions ? Qu’ont-ils fait une fois arrivés à la tête de leur empire sinon réclamer auprès de leurs complices du gouvernement toujours plus de précarité pour leurs salariéEs ? Qu’ont-ils fait, sinon investir le capital familial dans des entreprises au sein desquelles ils ont pu, en toute légalité, voler le fruit du travail de leurs salariéEs ? Qu’ont-ils fait sinon piller les exempires coloniaux ? Qu’ont-ils fait sinon bâtir leur richesse sur des tas de cadavres ?

Et finalement, qu’ont-ils fait à part s’être donné la peine de naître ?

Notes

[1Les corporations de métier sont jusqu’à la loi
d’Allarde de mars 1791 des associations
professionnelles organisées à l’échelle d’une ville et
devant régir à la fois les pratiques et le système de
mobilité ayant cours au sein d’une profession.

[2Mais Marx n’écrivait-il pas que la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen était comme la
béquille du système capitaliste, celle qui est censée le
légitimer quand tout va mal ?

[3Cette remarque vaut également pour d’autres types
de rapport d’oppression : Quelle chance de gravir les
échelons de la société possède une femme lorsque
depuis des siècles, toutes les positions de pouvoir sont
occupées par des hommes ? Quelle chance une personne
racialisée a-t-elle de réussir lorsque tous les modèles de
réussite demeurent hégémoniquement blancs ? Un
article semblable à celui-ci serait nécessaire pour
rendre compte de chacun de ces cas.

[4Les Héritiers : les étudiants et la culture, Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Minuit, 1964